L’inconduite sexuelle dans le secteur philanthropique: Partie 2 : La réponse
Voici le deuxième article de la série en deux parties d’AFP Global Daily portant sur l’inconduite sexuelle. Le premier article, intitulé L’inconduite sexuelle dans le secteur philanthropique – Partie 1 : Lorsque les femmes osent parler, a été publié le 31 octobre.
Partie 2 : La réponse
Partie 2 : La réponse
Dans la foulée du volet intitulé Tough Topics au Congrès de l’AFP de 2018 tenu à Toronto, soit quatre séances de discussions sur des sujets qui touchent les femmes dans le secteur de la philanthropie, Liz LeClair, CFRE, une professionnelle en philanthropie chevronnée, a décidé de parler publiquement du harcèlement sexuel et de l’agression sexuelle dont elle a été victime. Ces actes ont été commis par un donateur de l’organisme de bienfaisance où elle travaillait à l’époque.
Le discours en plénière de la conférencière Hadiya Roderique est venu confirmer sa décision. Mme Roderique, nommée parmi les 25 avocats les plus influents par le magazine Canadian Lawyers en 2018, se décrit comme une défenseure de la diversité et de l’inclusion. Liz LeClair affirme que Mme Roderique l’a réellement interpellée lorsqu’elle a dit que ce n’était pas aux personnes marginalisées et aux victimes de parler, mais aux personnes qui sont privilégiées et ont le pouvoir de promouvoir le changement.
Mme LeClair s’estime privilégiée. « Je suis de race blanche et cisgenre, et j’ai eu la chance de grandir dans une famille qui avait les moyens de me payer une bonne éducation. Je vis dans un ménage à deux revenus, et mon mari travaille dans l’armée. Au final, tout ce que j’ai raconté ne va pas nuire à sa carrière. »
Sa sortie publique au sujet de son expérience a été l’une des choses les plus difficiles qu’elle ait jamais faites dans sa vie, mentionne-t-elle.
« Mais c’est en même temps une des plus gratifiantes, en ce sens que j’ai réuni autour de moi des hommes et des femmes incroyables de partout au Canada, des États-Unis et même d’ailleurs dans le monde qui soutiennent la cause », précise Mme LeClair. « Ma démarche m’a permis de comprendre les changements qu’il faut apporter dans notre secteur. »
Liz LeClair a récemment été nommée à titre de nouvelle présidente de l’Initiative sur l’influence des femmes de l’AFP lors du Sommet sur l’influence des femmes tenu à Phoenix, en Arizona, les 5 et 6 octobre derniers.
En sa qualité de présidente de l’initiative, elle sera bien placée pour stimuler le changement.
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Les allégations d’inconduite sexuelle hautement médiatisées envers le cinéaste américain Harvey Weinstein ont mis le harcèlement sexuel et les agressions sexuelles à l’avant-scène de l’actualité à l’automne 2017. Les premières allégations ont été publiées au début d’octobre, d’abord par Jodi Kantor et Megan Twohey dans le New York Times, puis cinq jours plus tard par Ronan Farrow dans The New Yorker. Les trois journalistes ont remporté le prix Pulitzer dans la catégorie « journalisme de service public ». L’information dévoilée pendant tout l’automne et l’hiver 2017 a déclenché une demande de reddition de compte de la part d’un mouvement qui allait être baptisé le « #MeToo movement » (#MoiAussi au Canada francophone et #BalanceTonPorc en France).
Tarana Burke, activiste et organisatrice communautaire, a commencé à utiliser la phrase Me Too sur la plateforme de réseautage social MySpace, en 2006, pour promouvoir « l’habilitation par l’empathie » chez les femmes des minorités visibles qui avaient été victimes d’une agression sexuelle (voir l’article en anglais sur Wikipédia et l’article en français de l’Encyclopédie canadienne). Lorsque l’affaire Weinstein a éclaté, l’actrice américaine Alyssa Milano a utilisé sur Twitter le mot-clic #MeToo pour encourager les femmes qui avaient été harcelées ou agressées sexuellement à raconter leur histoire.
Les journalistes Jodi Kantor et Megan Twohey ont donné suite à leur reportage en publiant en septembre 2019 le livre intitulé She Said: Breaking the Sexual Harassment Story That Helped Ignite a Movement. Cet ouvrage dévoile des sources qui n’avaient pas été divulguées auparavant relativement au nombre de personnes qui étaient au courant des agissements de Weinstein, mais qui n’étaient pas intervenues.
De son côté, Ronan Farrow a publié en octobre 2019 un ouvrage sur le même sujet. Dans Catch and Kill: Lies, Spies, and a Conspiracy to Protect Predators, il étoffe son reportage original paru dans The New Yorker. L’agence de presse AP News écrit que le livre est tout à fait troublant dans sa révélation des abus et des camouflages généralisés, du poids du pouvoir et de l’argent pour échapper à toute responsabilité et des nombreuses vies qui ont été détruites.
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Une semaine après la sortie de l’affaire Weinstein en début d’octobre 2017, l’actrice canadienne Mia Kirshner a publié une lettre d’opinion dans le Globe and Mail. On peut y lire ceci [traduction libre] :
« Je pourrais gaspiller ce précieux espace pour parler de Harvey Weinstein et de ce qu’il m’a fait vivre, de cette fois où, dans une chambre d’hôtel, il a essayé de me traiter comme un bien qu’il pouvait acheter avec la promesse de travail si je devenais sa “catin” jetable.
Mais je ne gaspillerai pas plus d’encre sur cet homme, nouvelle figure de proue en matière d’abus sexuel. Il y a des questions plus vastes et plus urgentes à régler. Et si nous ne les abordons pas maintenant, je crains que lorsqu’on ne parlera plus de Harvey Weinstein dans les médias, une maladie gangrène mon industrie. »
Elle poursuit en parlant de cette maladie de « fermer les yeux » devant le harcèlement sexuel et les agressions sexuelles que commettent les gens de pouvoir dans l’industrie cinématographique et en expliquant à quel point la peur de dénoncer se répand et fait taire à la fois les victimes et les témoins.
En décembre 2017, le Globe and Mail a animé un colloque intitulé « AfterMeToo » dans le cadre duquel des professionnels du secteur canadien du cinéma et de la télévision ont étudié la violence sexuelle en milieu de travail au sein de l’industrie du divertissement.
Le rapport publié à la fin du colloque comprend neuf recommandations d’intervention. Si la plupart d’entre elles concernent l’industrie du divertissement, trois en revanche peuvent être appliquées dans tous les milieux de travail :
1. Accroître le financement pour les services de soutien pour les survivants de violence sexuelle au Canada (intervention no 1 du rapport);
2. Créer des technologies pour soutenir les survivants (intervention no 8);
3. Exiger la responsabilisation des dirigeants (intervention no 9).
AfterMeToo est aujourd’hui un organisme de bienfaisance enregistré qui se décrit ainsi : « Né au sein de l’industrie du cinéma et de la télévision, AfterMeToo est un mouvement national visant à apporter des changements concrets pour éliminer la violence sexuelle en milieu de travail. Les travailleurs vulnérables et ceux en situation précaire sont au cœur de nos priorités. »
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Le gouvernement du Canada a également été incité à prendre des mesures contre le harcèlement sexuel et, le 25 octobre 2018, il a adopté le projet de loi C‑65. Cette mesure législative « protégera les employés contre le harcèlement et la violence dans les milieux de travail sous réglementation fédérale, y compris le secteur privé sous réglementation fédérale, la fonction publique fédérale et les milieux de travail parlementaires ».
Les trois éléments principaux du projet de loi C‑65 sont « la prévention des incidents, une intervention rapide et efficace en cas d’incident et le soutien aux employés », a précisé le gouvernement dans un communiqué de presse.
De manière générale, les secteurs de l’industrie sous réglementation fédérale comprennent les banques, l’industrie extractive (mines, pétrole et gaz), les télécommunications et la radiodiffusion, l’alimentation et l’agriculture, les médicaments et les produits de santé, le commerce et l’investissement culturels et l’industrie du textile.
Bien que les organismes de bienfaisance soient réglementés et approuvés par l’Agence du revenu du Canada, on ne considère pas qu’ils font partie d’une industrie sous réglementation fédérale et, par conséquent, leurs travailleurs ne sont pas protégés par les dispositions du projet de loi C‑65.
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Le mouvement AfterMeToo (l’après MoiAussi) a continué de mobiliser des appuis tout au long de l’année 2018.
« Les femmes se sont adressées au départ à la Fondation canadienne des femmes, parce qu’on leur disait que notre organisme finançait un programme de lutte contre la violence sexiste », a mentionné Beth Malcolm, vice-présidente, Initiatives communautaires, à la Fondation canadienne des femmes.
En mars 2018, la Fondation a annoncé la création du Fonds AfterMeToo (voir le communiqué de presse en anglais), qui vise à amasser 7 millions de dollars. Géré par la Fondation canadienne des femmes, ce fonds fournira du financement à des organismes qui offrent aux victimes d’inconduite sexuelle du soutien tels des services en santé mentale, de l’accompagnement à l’hôpital et au tribunal ainsi que des services de counseling à long terme.
« Le fonds n’a pas progressé aussi rapidement que nous l’aurions souhaité », a indiqué Mme Malcolm. « Aux États-Unis, “Times Up” a connu du succès grâce à des dons importants de la part de célébrités, ce que nous n’avons pas été en mesure de reproduire ici, au Canada. Mais le travail a néanmoins avancé grâce au soutien du gouvernement fédéral. »
Dans le cadre du budget de 2018, le gouvernement s’est engagé à fournir 34,9 millions de dollars sur cinq ans, puis 7,4 millions de dollars par an par la suite, afin d’appuyer la mise en œuvre du projet de loi C‑65. Sur ce montant, 3,5 millions de dollars par année seront consacrés aux subventions et contributions dans le cadre du Fonds pour la prévention du harcèlement et de la violence en milieu de travail.
La Fondation canadienne des femmes, en partenariat avec le mouvement AfterMeToo et le Réseau de télévision des peuples autochtones, a fait une demande de financement par l’entremise du Fonds pour la prévention du harcèlement et de la violence en milieu de travail pour financer un projet de formation sectorielle axée sur droits et les procédures juridiques en lien avec le harcèlement sexuel à l’intention des employés des industries réglementées par le gouvernement fédéral, de même que la création d’une plateforme en ligne baptisée Rosa.
L’annonce de l’octroi d’une subvention de 2 786 696 $ sur cinq ans a été faite par l’honorable Patty Hajdu, ministre de l’Emploi, du Développement de la main-d’œuvre et du Travail, lors d’une table ronde sur le harcèlement et la violence tenue à Toronto le 6 juillet 2019, en présence de Mia Kirshner, cofondatrice du mouvement AfterMeToo et fondatrice de Rosa, de Paulette Senior, présidente-directrice générale de la Fondation canadienne des femmes, et de Jean La Rose, du Réseau de télévision des peuples autochtones.
« Le financement fédéral a été versé à la Fondation canadienne des femmes », a précisé Mme Malcolm. « Le conseil d’administration du mouvement AfterMeToo est petit et en construction. Le mouvement tire ses origines de l’industrie des arts et du divertissement, mais il touche petit à petit d’autres secteurs. De nombreux conseillers l’ont épaulé et nous les aidons à renforcer ses capacités. »
Rosa, la plateforme de formation en ligne, est considérée comme un élément essentiel du projet.
« Rosa a été créée en réponse à des systèmes et des outils qui rendaient beaucoup trop difficile la compréhension des lois, des procédures de signalement et de la façon d’accéder à la justice », a expliqué Mme Kirshner. « Ces systèmes sont éparpillés dans l’Internet. La plateforme Rosa centralise l’information afin qu’il soit plus facile de comprendre les lois et vos droits, et d’obtenir de l’aide et du soutien, et ce, peu importe où vous vous trouvez au pays. Il s’agit d’un travail holistique qui nécessitera de travailler en collaboration avec les dirigeants des industries afin de déterminer les politiques et les pratiques qui mèneront à l’élimination du harcèlement sexuel et de la violence sexuelle en milieu de travail. »
Rosa devrait être lancée au printemps 2020.
« Jusqu’à présent, nous faisons affaire avec des entrepreneurs qui s’occupent de l’élaboration de la formation et de la synthèse du contenu juridique en langage clair et simple », explique Mme Malcolm. « Nous collaborons également avec des experts de l’Université Western pour créer le matériel didactique pour l’industrie extractive et nous avons deux postes rémunérés affectés au projet Rosa. Lorsque la plateforme sera mise en ligne, l’information qu’on y trouvera sera pertinente pour tout le monde, y compris les personnes qui œuvrent dans le secteur de la bienfaisance. »
Sarah Lyon, CFRE, qui travaille à Halifax, siège au conseil d’administration de la Fondation canadienne pour la philanthropie de l’AFP depuis deux ans et a été à l’origine du volet Tough Topics du Congrès de l’AFP de 2018 tenu à Toronto, partage le point de vue de Beth Malcolm.
« Nous savons que certaines personnes dans le secteur philanthropique reçoivent un salaire tout juste au-dessus du salaire de subsistance », indique-t-elle. « Un outil comme Rosa vers lequel on peut se tourner pour obtenir des conseils juridiques et autres est extrêmement précieux. Non seulement nous sommes un secteur vulnérable, mais nous travaillons avec des secteurs vulnérables – Néo-Canadiens, personnes à faible revenu, etc. La plateforme Rosa est un autre outil qu’on peut leur fournir. »
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Les professionnels en philanthropie savent, toutefois, qu’il reste encore beaucoup de travail à faire spécifiquement pour les personnes qui travaillent dans le secteur philanthropique, surtout à la lumière des résultats d’un sondage publiés en avril 2018 par The Chronicle of Philanthropy et l’AFP. Selon ce sondage, 25 % des collectrices de fonds ont subi du harcèlement sexuel au cours de leur carrière.
Qu’il s’agisse de faciliter des occasions comme la séance Tough Topics au Congrès de l’AFP de Toronto en 2018 pour aider les victimes à raconter publiquement leur histoire, de réaliser des sondages en ligne ou encore de former des poches de résistance à l’échelle locale et régionale, les personnes qui œuvrent dans le secteur de la philanthropie s’impliquent dans la lutte contre le harcèlement de différentes façons.
« Il existe sur Twitter un petit groupe de collectrices de fonds baptisé @MsRuptNow », ajoute Mme Lyon. « Nous avons des t-shirts et des épinglettes MsRuptNow sur lesquels il est écrit You can come talk to me, and while you’re learning about major gifts, you can learn about other things (Vous pouvez venir me parler, et je vous informerai au sujet des dons majeurs, mais aussi de bien d’autres choses). »
MsRuptNow a été créé par un groupe de collectrices de fonds canadiennes qui ont été victimes d’inconduite sexuelle au travail ou qui appuient ceux et celles qui en sont victimes.
Une autre initiative est une journée nationale de discussion – #ndoc – prévue le 26 novembre, dans le cadre de laquelle toute personne qui le souhaite pourra participer à une conversation virtuelle sur le harcèlement sexuel et les agressions sexuelles, peu importe où elle réside et à quel moment elle est disponible. « C’est une façon d’amener les gens à raconter leur histoire, à tendre la main à une communauté engagée et à contribuer à la mise en œuvre de mesures et de changements positifs », mentionne Wanda Deschamps, une des organisatrices de cette initiative.
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Selon Liz LeClair, un changement de culture est nécessaire pour régler le problème.
« Des politiques et des procédures, c’est bien beau, mais le problème va au-delà de simples politiques et procédures », souligne Mme LeClair. « Et bien que je sois, pour ma part, prête à tenir les gens responsables, je ne sais pas si c’est le cas pour tout le monde. Nous devons soutenir les personnes qui veulent s’exprimer sur ce sujet. Nous faisons les premiers pas en ce sens avec l’Initiative sur l’influence des femmes de l’AFP, et nous devons poursuivre nos efforts pour faire en sorte que nous-mêmes et nos collègues de partout au Canada adoptent et respectent des normes plus élevées et disions haut et fort que ces comportements sont inacceptables. »
« Vous savez, les femmes qui sont allées rencontrer Harvey Weinstein dans sa chambre d’hôtel, même si elles auraient sans doute préféré le rencontrer ailleurs, ne pensaient pas se faire violer », raconte-t-elle. « Personne ne va à une réunion en s’attendant à être victime de harcèlement sexuel ou d’une agression physique. »
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Il reste à voir le degré de risque les dirigeants des organismes de bienfaisance sont prêts à prendre en mettant sciemment leur personnel en danger lorsqu’ils n’agissent pas à la suite de signalements de harcèlement sexuel et d’agression sexuelle par des donateurs, des employés ou des membres du conseil d’administration. Comme l’ont démontré de manière exhaustive certains journalistes et auteurs, si le harcèlement sexuel et les agressions sexuelles perdurent, c’est en grande partie parce que les personnes en autorité qui étaient au courant des actes commis n’ont rien fait. Pour en savoir plus sur l’Initiative sur l’influence des femmes et sur les ressources sur la prévention du harcèlement et la lutte aux inégalités entre les sexes, visitez www.afpidea.org/wii.
Gail Picco est spécialiste des stratégies d’impact des organismes de bienfaisance, auteure et éditrice d’un blogue littéraire.